Après avoir repris plus de 50% du territoire perdu en février, le plus dur reste à faire pour l'Ukraine
En comptant la Crimée et les parties de l'est du pays qui étaient déjà occupées depuis 2014 par des séparatistes prorusses alliés à Moscou, un cinquième du territoire ukrainien continue à échapper à Kiev.
Sur les près de 1000 kilomètres que font les lignes de front, à l'est et au sud du pays, Kiev continue à mettre une forte pression sur l'armée russe, qui se trouve dans des positions défensives presque partout.
Pourtant, si la situation semble bien être à l'avantage des troupes de Volodymyr Zelensky, la suite des opérations pourrait s'avérer compliquée.
FRONT SUD: un retrait de Kherson qui rebat en partie les cartes
Il y a un peu moins de deux semaines, la reprise de la ville de Kherson par les troupes ukrainiennes a montré de manière éclatante l'avantage qu'a pris Kiev sur le front sud de la guerre.
Postée sur la rive droite (ouest) du fleuve Dniepr, l'artillerie ukrainienne peut désormais toucher plus en profondeur les lignes d'approvisionnement russes dans le sud du pays, en direction de la Crimée.
A portée de tir des lance-roquettes multiples HIMARS de fabrication américaine, le déploiement de la logistique en provenance de la péninsule est fortement contrarié.
Les Russes n'oseraient ainsi plus passer par la petite ville d'Armiansk. Ils cherchent donc désormais à élargir et améliorer la route sur le cordon littoral de la flèche d'Arabat, plus à l'est, pour faire passer leurs camions. Mais cette route n'est pour l'instant pas faite pour un trafic dense. Les forces du Kremlin doivent donc utiliser les deux ponts qui enjambent le détroit de Chongar. Un passage qui pourrait devenir une cible de choix pour Kiev.
Si la prise de Kherson donne sans aucun doute de nouvelles possibilités à l'Ukraine, le Dniepr reste un obstacle naturel significatif. Sur la rive gauche (est), les troupes russes disposent également de positions plus défendables. Ils ont d'ailleurs érigé de multiples fortifications qui rendraient la poursuite d'une offensive frontale coûteuse pour Kiev.
Des défenses qu'on retrouve même aux abords de Melitopol, plus à l'est. La ville, conquise par la Russie dès les premiers jours de la guerre, est au croisement des autoroutes qui relient la région sud à celle de l'est. Elle représente sans doute la cité la plus importante stratégiquement encore détenue par le Kremlin. Signe d'une certaine angoisse à Moscou, des tranchées sont également creusées au nord de la Crimée.
Mais c'est sans doute plus à l'ouest qu'il faut d'abord regarder. D'après des officiels ukrainiens, dont Natalia Humenyuk, porte-parole des forces de sécurité et de défense du sud de l'Ukraine, l'armée ukrainienne effectuerait actuellement une opération militaire sur la flèche de Kinbourn, dans l'oblast de Mikolaïev, à l'embouchure du Dniepr.
Si les informations sont encore fragmentaires, les Ukrainiens ne communiquant pas beaucoup à ce sujet, la reprise de Kinbourn permettrait de contrôler l'entrée du Dniepr, mais aussi celle du fleuve du Boug oriental et de sécuriser les ports de Mikolaïev et de Kherson.
Au cours du conflit, la flèche du Kinbourn a été utilisée par les forces russes pour opérer des tirs de routine dans le sud de l'oblast de Mikolaïev et sur d'autres régions côtières de la mer Noire.
A moins d'un effondrement complet de l'armée russe, qui apparaît à ce jour peu probable, l'avancée de l'armée ukrainienne dans le sud du pays devrait s'avérer compliquée et lente. En prenant la décision de quitter Kherson et de traverser le Dniepr, la Russie a pu densifier ses défenses sur la rive gauche. Les dizaines de milliers de soldats qui se trouvaient sur la rive droite ont par ailleurs pu être épargnés, et renvoyés... sur le front est.
FRONT EST: batailles acharnées
La région du Donbass, dans l'est de l'Ukraine, semble être l'endroit où la Russie compte à terme effacer les échecs militaires de ces derniers mois.
Les combats y sont aussi nombreux qu'intenses. Entre le 12 et le 17 novembre, au moins 500 confrontations avec les forces russes y ont été comptabilisées, d'après Olekiy Hromov, officier supérieur de l'état-major général ukrainien.
Une bataille de tranchées acharnée a notamment lieu à travers des forêts de pins, autour d'une route très importante de ravitaillement, appelée "ligne Svatove-Kreminna" (oblast de Lougansk), du nom des deux plus grandes villes de la région situées à l'ouest de Severodonetsk. Mercredi encore, des sources russes affirmaient que la contre-offensive ukrainienne continuait ici, relate l'Institute for the Study of War dans un tweet.
Globalement, l'armée russe reste également dans des positions défensives. Dans un rapport daté du 21 novembre, le ministère britannique de la Défense estimait ainsi que Moscou priorisait la construction de positions défensives sur la ligne Svatove-Kreminna, notamment à l'aide de "dents de dragon", ouvrage défensif constitué de blocs de béton de forme pyramidale destiné à empêcher la progression des engins motorisés comme les chars.
Le ministère confirme par ailleurs l'arrivée de soldats en provenance du sud de l'Ukraine et du retrait de Kherson. Des troupes composées essentiellement de réservistes démoralisés et peu ou mal entraînés, ajoute-t-il.
La zone grise entre les positions russes et ukrainiennes rend compliqué l'évolution des combats, ce qui donne sans doute l'impression trompeuse d'un front statique. Pourtant, la nervosité est aussi palpable côté russe.
Plus au nord, la région russe frontalière de Belgorod continue ainsi à être renforcée. Le gouverneur de l'oblast a confirmé la poursuite de constructions de fortifications de la ligne "Zasechnaya", ancienne "ligne Wagner". Le nom aurait apparemment changé car la société de miliciens Wagner, propriété de l'oligarque Evguéni Prigojine, serait impopulaire en Russie.
>> Lire également : Belgorod, la base logistique russe devenue la cible des Ukrainiens et Comme le rappelait déjà la RTS
C'est d'ailleurs le groupe Wagner qui continue à être en charge de l'une des seules offensives russes sur le front, à Bakhmout.
, Bakhmout a sans doute une portée stratégique limitée. En s'en emparant, la Russie pourrait s'ouvrir la voie vers Kramatorsk et Sloviansk, mais elle ne disposerait selon toute vraisemblance pas des forces nécessaires pour continuer son offensive.
Une victoire à Bakhmout serait donc avant tout symbolique. Elle servirait surtout le groupe Wagner et Evguéni Prigojine pour s'attirer de nouvelles grâces dans le cercle de pouvoir du Kremlin.
METEO: un hiver à l'issue incertaine
L'un des autres facteurs suivi de près par les analystes est l'évolution de la météo. Connu pour être extrêmement rigoureux, l'hiver ukrainien a fait son entrée le week-end dernier, avec la première tempête de neige.
Plusieurs experts s'attendent encore à ce que les fronts se stabilisent avec l'arrivée des grands froids, pourtant, l'Ukraine ne semble pour l'instant pas vouloir ralentir.
Des questions se posent également sur les dégâts que pourrait engendrer cette météo sur des soldats russes souvent insuffisamment ou mal équipés. Il est toutefois bon de rappeler que l'offensive russe a démarré au mois de février, et que les deux armées ont une expérience importante des combats dans l'hiver des steppes. Il apparaît donc pour l'heure relativement incertain de prédire quelles seront concrètement les conséquences militaires de la nouvelle saison.
INFRASTRUCTURES: une guerre russe bis
A l'inverse, la Russie semble vouloir utiliser l'hiver pour s'en prendre aux civils ukrainiens. Au cours des dernières semaines, Moscou a intensifié ses frappes sur les infrastructures du pays: aqueducs, centrales électriques ou encore installations de gaz naturel. Mercredi encore, les villes de Kiev et de Lviv étaient touchées, cette dernière étant complètement coupée de l'électricité, selon son maire.
L'objectif semble être de rendre la vie insoutenable à la population ukrainienne, privée d'eau, d'électricité et de chauffage, afin qu'elle pousse le gouvernement à des compromis. La semaine dernière, le porte-parole du Kremlin a d'ailleurs confirmé cette théorie, en expliquant devant la presse que les "tirs sur les infrastructures étaient la conséquence du manque de volonté ukrainien à vouloir entrer dans des négociations".
Militairement parlant, l'armée ukrainienne n'est pas directement affectée par ces bombardements. Les troupes disposent de sources d'énergie automone. En revanche, de manière indirecte, ces tirs impactent d'au moins deux manières Kiev.
L'armée se retrouve d'abord dans l'obligation de réallouer des moyens logistiques pour venir en aide à sa population. A Kherson par exemple, des civils sont actuellement en cours d'évacuation vers d'autres régions de l'ouest du pays. Les frappes, qu'elles proviennent de missiles et plus encore de drones, épuisent également les défenses anti-aériennes du pays.
Pour augmenter ses chances d'interception, l'Ukraine tire en moyenne deux missiles sur chaque roquette russe. Le danger est donc à terme de commencer à manquer de munitions. Le gouvernement ukrainien continue donc inlassablement à exhorter le camp occidental à accélérer les livraisons.
Pas de négociations en vue
L'entrée de l'hiver marque pourtant un moment charnière dans le conflit. Avantagé dans presque toutes ses positions, l'Ukraine semble être le pays qui dispose du plus de cartes en mains pour déterminer l'avenir de la guerre.
Pourtant, la Russie devrait continuer à opposer une résistance farouche, aidée en cela par ses nombreuses lignes de défense. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas un hasard si les Occidentaux, Américains en tête, ont implicitement dit à Kiev qu'à un moment ou à un autre, il faudrait se rendre à la table des négociations. La crainte à Washington est sans doute que la guerre s'éternise.
Mais pour les Ukrainiens, l'idée de devoir échanger des portions de son territoire contre la paix semble pour l'heure inenvisageable.
Présent samedi par visioconférence au Forum international de sécurité d'Halifax, le président Volodymyr Zelensky l'expliquait en ces termes: "Beaucoup de gens nous demandent comment terminer cette guerre (...) je formulerais cela autrement. Comment restaurer une paix réelle et juste? Un cessez-le-feu maintenant ne marquerait aucunement la fin du conflit. Il donnerait juste plus de temps à la Russie pour récupérer et attaquer à nouveau. Des compromis immoraux n'apporteront que davantage de sang."
Tristan Hertig
Des opérations sous "fausse bannière" à venir?
Selon le renseignement ukrainien et divers analystes occidentaux, la Russie chercherait aussi à monter des opérations sous "fausse bannière".
Les opérations sous fausse bannière sont des actions menées avec utilisation des marques de reconnaissance d'un tiers, souvent d'un ennemi, afin de lui en faire porter la responsabilité.
D'après Kiev, l'armée russe pourrait agir ainsi en Biélorussie, en visant par exemple des centrales nucléaires, et espérer une entrée en guerre du pays. Dans les faits pourtant, l'arrivée de Minsk dans le conflit est jugée encore hautement improbable. La situation domestique est actuellement trop fragile pour le régime Lukashenko.
Une opération similaire dans la région de Belgorod est aussi évoquée. Elle aurait pour but de remobiliser une population lasse du conflit.